Préjudice corporel

Un préjudice corporel fait souvent intervenir deux régimes d’indemnisation au moins : les assurances sociales et la responsabilité civile. Par exemple, lorsqu’une personne devient invalide à la suite d’un accident, les assurances-sociales, en particulier l’assurance-accidents et/ou l’AI, vont en principe l’indemniser. Le lésé ne peut dès lors réclamer au tiers responsable que la réparation du dommage non couvert par l’assurance sociale, qui, pour sa part, acquiert dès la survenance de l’atteinte les prétentions appartenant à la personne lésée qu’elle a indemnisée par le biais de la subrogation légale. Ce mécanisme permet d’éviter, d’une part, que le lésé soit indemnisé deux fois et, d’autre part, que l’auteur du dommage échappe à son obligation de réparer. Dans ces opérations de coordination des régimes d’indemnisation du droit des assurances sociales et du droit de la responsabilité civile (coordination extrasystémique), on applique la règle de la concordance des droits. Celle-ci permet de délimiter les dommages en droit de la responsabilité civile indemnisés par les prestations sociales de ceux qui ne l’ont pas été, les premiers étant objet du recours subrogatoire de l’assureur social contre le tiers responsable de l’événement. Le principe de la concordance des droits découle de la disparité des régimes d’indemnisation du préjudice corporel. En effet, le droit de la responsabilité civile connaît des postes du préjudice, alors que le droit des assurances sociales connaît des prestations légales. Il est donc des postes du préjudice qui ne donnent pas lieu à indemnisation sociale et des prestations allouées en vertu de la loi, quand bien même il n’y a pas ou plus de dommage à réparer à ce titre. De plus, lorsque les deux indemnisations couvrent bien un dommage, elles ne se recoupent pas toujours parfaitement. Il convient donc de comparer la prestation de l’assureur social et l’indemnité due par le responsable pour réparer un chef du préjudice au sens du droit de la responsabilité civile. La comparaison permet de déterminer si les prestations réparent bien les dommages subis. Selon les critères généralement admis, la prestation de l’assureur social et l’indemnité due par le responsable ou son assureur concordent, lorsque l’assurance sociale et le tiers responsable sont tenus à indemnisations de même nature, pour la même période, pour la même victime, pour le même événement dommageable (REAS 2016 373 ss ; ATF 131 III 360 consid. 7.2).

La technique de coordination consacrée par le système juridique est la subrogation : l’assureur est subrogé à concurrence des prestations légales, aux droits de l’assuré contre tout tiers responsable (Greber et alii, Droit suisse de la sécurité sociale, 2010, pp. 493 ss). Le recours de l’assureur est limité à trois égards. Premièrement, l’objet du recours subrogatoire est constitué par les prestations sociales dont l’assureur peut demander le remboursement ; sont exclues les prestations qui ne réparent pas un dommage. Deuxièmement, l’assiette du recourssubrogatoire est constituée par la somme des indemnités dues par le tiers responsable sur lesquelles la subrogation peut s’exercer ; sont exclues les indemnités dues pour des dommages non indemnisés. Ainsi, par exemple, l’institution de prévoyance qui verse des prestations d’invalidité ne peut pas faire porter son recours sur les indemnités dues pour les dommages non indemnisés, telle que l’indemnité réparant le préjudice domestique. Troisièmement, le recours s’exerce poste par poste et non pas globalement. Chaque prestation indemnitaire est imputée séparément sur l’indemnisation du dommage qui lui correspond. L’assureur exerce son recours pour chaque prestation indemnitaire sur la seule indemnité due pour la composante du dommage que la prestation a contribué à indemniser. Il n’y a donc pas de compensation possible entre les diverses composantes du dommage. Ainsi, par exemple, en présence d’une perte de gain future de 50%, l’assureur qui verse une rente d’invalidité fondée sur un taux d’invalidité de 100% ne pourra exercer son recours que sur le poste de perte de gain future. Il ne pourra pas recouvrer l’éventuel excédent de prestations sociales en exerçant son recours sur un autre poste du dommage, par exemple la perte de gain actuelle, ou compenser les soldes des deux postes (REAS 2016 373 ss).

 

              La réparation du préjudice corporel résultant d’un évènement dommageable dont un tiers répond relève d’abord du droit de la responsabilité civile. Si l’assureur social peut rechercher l’auteur du dommage, c’est selon le droit de la responsabilité civile qu’on déterminera ses prétentions. Le poste du dommage en droit de la responsabilité civile constitue ainsi le terme de référence pour opérer la comparaison entre chef de préjudice et prestation sociale. Pour déterminer s’il y a concordance entre une prestation sociale et un poste de dommage, il est justifié de s’appuyer sur le poste du dommage tel que compris par le droit de la responsabilité civile. La durée de ce dommage est dès lors déterminante s’agissant du critère de la concordance temporelle (REAS 2016 373 ss).

 

              La fixation des prestations sociales précède nécessairement la détermination du préjudice par le juge civil. Le tiers responsable ou son assureur responsabilité civile ne sont pas parties à la procédure administrative. Dès lors, les faits établis par l’assureur ou le juge des assurances sociales ne lient pas le juge civil appelé à connaître des prétentions notamment subrogatoires. Toutefois, les moyens de preuve sur lesquels s’appuient les deux procédures d’indemnisation sont souvent identiques. Chargé d’appliquer la loi, l’assureur social est tenu d’établir d’office tous les faits déterminants. En procédure administrative comme en procédure civile, la valeur probante des moyens de preuve est évaluée en règle générale selon le principe de la libre appréciation des preuves. Dans l’esprit d’une harmonisation de l’appréciation du même état de faits, il est donc souhaitable que le juge civil ne s’écarte pas sans motifs suffisants de l’appréciation portée en procédure d’assurances sociales ou justifie les raisons le conduisant à s’en écarter (REAS 2016 373 ss).

 

Les règles de la LPGA (loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales du 6 octobre 2000 ; RS 830.1) à propos de la subrogation des assurances sociales (art. 72 ss LPGA complétés par les art. 13 ss OPGA [ordonnance fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales du 11 septembre 2002 ; RS 830.11]) s’appliquent si l’accident et ses conséquences sont postérieurs à l’entrée en vigueur de cette loi le 1er janvier 2003. En effet, l’art. 82 al. 1 LPGA prévoit que les dispositions matérielles de cette loi ne sont pas applicables aux prestations en cours et aux créances fixées avant son entrée en vigueur. En ce qui concerne les dispositions régissant la subrogation, le moment déterminant pour l’application de la LPGA est celui de l’accident (TF 4C.383/2004 du 1er mars 2005 consid. 7.1 et les références citées). S’agissant de la subrogation de l’institution de prévoyance, elle est consacrée par l’art. 34b LPP (loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité du 25 juin 1982 ; RS 831.40), complété par les art. 27 ss OPP2 (ordonnance sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité du
18 avril 1984 ; RS 831.441.1). L’art. 34b LPP et les art. 27 ss OPP2 sont entrés en vigueur le 1er janvier 2005.

 

Selon les dispositions applicables précitées, chaque assureur social dispose d’une créance propre, distincte de celle d’un autre assureur social. Il peut la faire valoir et en disposer librement. Aucun assureur social ne bénéficie d’une priorité sur la réparation (art. 52 aOLAA, art. 79quater aRAVS, art. 52 aLAI). La convention des 30 juillet/22 août 2002 (remplaçant celle de 1984) conclue par l’ASA et l’OFAS, va dans le même sens, puisqu’elle prévoit la dissolution de la communauté des créanciers entre l’AVS/AI et les assureurs-accidents autorisés.

 

              Il y a en revanche solidarité des créanciers au sens de l’art. 150 CO, puisque chaque créancier peut exiger du débiteur la totalité de la prestation, ce dernier se libérant en faisant la prestation à un seul créancier (Frésard-Fellay, op.cit., nn. 1938 ss). En outre, le régime applicable aux événements dommageables survenus avant le 1er janvier 2002 (art. 52 aOLAA, art. 79quater aRAVS, art. 52 aLAI) prévoit une répartition des montants récupérés proportionnellement aux prestations allouées. L’art. 3 de la convention de 2002, qui simplifie la mise en œuvre des créances subrogatoires solidaires, précise que lorsque les créanciers allouent des prestations pour une même catégorie de dommage, ils se limitent à faire valoir la part des prétentions que chacun détient. Chaque créancier partie à cette convention fait donc valoir non pas l’entière créance à concurrence de ses prestations mais seulement une quote-part correspondant à sa part dans les rapports internes entre cocréanciers solidaires.

 

              Une telle répartition au prorata des créances présuppose toutefois que chaque assureur social fasse valoir sa créance. Si l’un d’entre eux y renonce, il ne participe pas à la répartition, laquelle s’effectue en fonction des créances représentées. Ainsi, dans ce cas, les créances concordantes des assureurs sociaux participant à la distribution augmentent proportionnellement, mais au maximum jusqu’à concurrence de leurs prestations indemnitaires. Si un solde (non distribué) subsiste, il bénéficie au tiers responsable. Il convient de rappeler que la réparation due pour une part du dommage qu’un assureur n’a pas contribué à indemniser est exclue de la répartition. Les prestations doivent réparer un préjudice causé par l’accident. Ainsi, seul le surcoût engendré par le versement de la prestation imputable à l’accident est concerné et peut être l’objet de la subrogation. Il importe donc de contrôler le lien de causalité entre les prestations objet du recours subrogatoire et l’accident (Frésard-Fellay, op. cit., nn. 1946 ss).

 

Les rapports entre la créance récursoire de l’institution de prévoyance obligatoire plus étendue et la créance subrogatoire des assureurs sociaux ne sont pas régis par la loi.

 

              S’agissant de la question de savoir si la créance de l’institution de prévoyance avant le 1er janvier 2005 est une créance solidaire de même rang que celle des autres assureurs sociaux, le Tribunal fédéral a considéré, dans un arrêt non publié du 20 mars 1990, que l’institution de prévoyance et l’AVS constituaient une communauté de créanciers et que la première pouvait participer au produit du recours proportionnellement aux prestations qu’elle avait versées. Quant à la doctrine, s’appuyant principalement sur le fait que, pour qu’il y ait solidarité active, il faut que la loi le prévoie, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence, elle tend à différencier les deux sortes de créances en privilégiant celle des assureurs sociaux par rapport à celle de l’institution de prévoyance. Ainsi, en cas de concours de prétentions subrogatoires et récursoires, elle considère que la prétention récursoire est subsidiaire et qu’elle s’exerce sur le solde de la réparation due après indemnisation des assureurs sociaux subrogés. Selon la doctrine, si la réparation due est totale, les deux catégories de créanciers obtiennent le remboursement de la totalité de leurs prestations indemnitaires ; si la réparation est réduite en revanche, les assureurs sociaux sont indemnisés en priorité (Frésard-Fellay, op. cit., nn. 1953 ss et les références citées). Cela n’est pas la solution prônée par la recommandation de 2003 relative au recours de l’institution de prévoyance contre le tiers responsable (Recommandation n° 7/2003), qui est applicable avec effet immédiat à tous les cas en suspens. Elle admet en effet à son chiffre 5 que l’institution de prévoyance et les autres assureurs sociaux constituent une communauté de créanciers qui a l’obligation de répartir les montants récupérés proportionnellement aux prestations concordantes dues par chacun des assureurs (méthode de la proportionnalité). Cette recommandation fait partie de textes élaborés par l’ASA, la CNA et l’OFAS en vue de proposer des solutions à des questions controversées. Elle n’est ni opposable aux victimes, ni contraignante pour les assureurs qui sont dès lors libres de la suivre ou non (Frésard-Fellay, op. cit., n. 1887). La proposition recommandée par ce texte rejoint toutefois la jurisprudence précitée de 1990 et ressort en outre du texte légal (art. 27e OPP2).

 

              A la suite du Tribunal fédéral et de la Recommandation n° 7/2003, on peut dès lors reconnaître à l’institution de prévoyance professionnelle la qualité de créancière au même titre que l’assurance accidents et l’AI. Chaque créancier peut donc faire valoir sa créance de manière indépendante auprès du débiteur. La répartition de la recette subrogatoire, relevant des rapports internes entre créanciers, s’effectue proportionnellement aux prestations concordantes allouées par chacun des assureurs, séparément pour chacun des postes du dommage, ceci en fonction des créances représentées. Dans le cas où un des assureurs sociaux ne fait pas valoir sa créance, les créances des autres augmentent proportionnellement, mais au maximum jusqu’à concurrence de leurs prestations indemnitaires. Il convient toutefois de souligner que, selon la convention de 2002 qui simplifie la mise en œuvre des créances subrogatoires solidaires des parties signataires, en présence de créances concurrentes de l’assureur-accidents et de l’AVS/AI, chaque créancier fait valoir non pas l’entière créance à concurrence de ses prestations, mais seulement une quote-part correspondant à sa part dans les rapports internes entre les cocréanciers solidaires.

Les rapports entre les assureurs sociaux et les assureurs en responsabilité civile ne sont pas réglés par la convention de 2002 à laquelle ces derniers ne sont pas parties. Ceux-ci ne peuvent d’ailleurs pas se prévaloir des règles - notamment de répartition interne - prévues par dite convention à l’égard d’un assureur social.